lundi 8 juillet 2013

Nous reproduisons ici un texte de Frantz Fanon toujours d'actualité :

« Le Nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc »
Frantz Fanon

« Sale nègre! » ou simplement : « Tiens, un nègre! »
J'arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme pleine du désir d'être à l'origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu d'autres objets. [...]
« Tiens un nègre ! » C'était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J'esquissai un sourire.
« Tiens, un nègre! » C'était vrai. Je m'amusai.
« Tiens, un nègre! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m'amusai ouvertement. « Maman, regarde le nègre, j'ai peur! » Peur Peur! Voilà qu'on se mettait à me craindre. Je voulus m'amuser jusqu'à m'étouffer, mais cela m'était devenu impossible. [... ] J'étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, - et me défoncèrent le tympan l'anthropophagie, l'arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, surtout : « Y a bon Banania. » [... ]
Mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé, tout endeuillé dans ce jour blanc d'hiver. Le nègre est une bête, le nègre est mauvais, le nègre est méchant, le nègre est laid; tiens, un nègre, il fait froid, le nègre tremble, le nègre tremble parce qu'il a froid, le petit garçon tremble parce qu'il a peur du nègre, le nègre tremble de froid, ce froid qui vous tord les os, le beau petit garçon tremble parce qu'il croit que le nègre tremble de rage, le petit garçon blanc se jette dans les bras de sa mère : maman, le nègre va me manger. [...]
Le Juif et moi : non content de me racialiser, par un coup heureux du sort, je m'humanisais. Je rejoignais le Juif, frères de malheur. Une honte!
De prime abord, il peut sembler étonnant que l'attitude de l'antisémite s'apparente à celle du négrophobe. C'est mon professeur de philosophie, d'origine antillaise, qui me le rappelait un jour : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu'il avait raison universellement, entendant par là que j'étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j'ai compris qu'il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. [...]
Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres.
Il n'y a pas de monde blanc, il n'y a pas d'éthique blanche, pas davantage d'intelligence blanche. Il y a de part et d'autre du monde des hommes qui cherchent.
Je ne suis pas prisonnier de l'Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.
Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l'invention dans l'existence.
Dans le monde où je m'achemine, je me crée interminablement. [...]
Vais-je demander à l'homme blanc d'aujourd'hui d'être responsable des négriers du XVIIe siècle? Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la Culpabilité dans les âmes? La douleur morale devant la densité du Passé? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je n'ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n'ai pas le droit d'admettre la moindre parcelle d'être dans mon existence. Je n'ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé.
Je ne suis pas esclave de l'Esclavage qui déshumanise mes pères. [...]
Je suis mon propre fondement. [...]
Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose:
Que jamais l'instrument ne domine l'homme.
Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme, où qu'il se trouve.
Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc.
Peau noire, masques blancs, 1952

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire